J'interpelle le Professeur El Hadj Mbodj

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QUEL SORT POUR LA REQUETE DE WADE CONTRE LA LOI SUR LA REPRESSION DE L’ENRICHISSEMENT ILLICITE ?

 

Abdoulaye Santos Ndao

J'interpelle le Professeur El Hadj Mbodj


"L'exception d'inconstitutionnalité peut-elle être soulevée devant le juge pénal? Prétexte tiré de la loi 81-53 sur l'enrichissement que certains juristes qualifient de loi contraire à la constitution en ce sens qu'elle va à l'encontre de certaines dispositions constitutionnelles notamment la sacralité de l’être humain et les droits de défense. En tant que juriste privatiste, je sais que le juge pénal peut se prononcer sur l'exception d'illégalité lors d'un procès (la jurisprudence Avranches), il en est de même pour le juge civil lorsqu'il apprécie la régularité d'un acte administratif (jurisprudence Bareinstein)". 

 

REPONSE A L’INTERPELLATION DE M. ABDOULAYE SANTOS NDAO

 

Abdoulaye, comme promis, je reviens à toi pour livrer le « homework » que tu m’as assigné. La question que tu as soulevée est pertinente et, de surcroît, d’actualité à la lumière de la volonté exprimée par Wade de porter la loi sur l’enrichissement illicite devant la Cour suprême aux fins du constat de son inconstitutionnalité.

 

Tu me permettras, d'ores et déjà, de ne pas me prononcer sur la constitutionnalité ou non de la loi sur la répression de l’enrichissement illicite. C’est au Conseil constitutionnel que revient la prérogative de se prononcer souverainement sur la conformité ou non d’une loi à la Constitution. Il convient d’observer à cet égard la plus grande réserve afin d’éviter, plus tard, un démenti cinglant qui pourrait ruiner la crédibilité de tous ceux qui veulent foncer, la tête baissée, sur une question bien sensible.

 

En revanche, il me paraît important pour nos amis de « facebook » intéressés par ton interpellation d’apporter notre point de vue sur l’exception d’inconstitutionnalité qui pourrait être la voie de droit appropriée pour porter le contentieux de cette loi devant la juridiction compétente qui, en l’espèce, est le Conseil constitutionnel.

 

Tu as bien développé et illustré par les jurisprudences Bareinstein et Avranches et Desmaret, le régime de l’interprétation et de l’appréciation de la légalité des actes administratifs applicable au niveau des juridictions aussi bien repressives que civiles. Rien, de mon point de vue, ne doit être apporté à ton analyse. Toutefois, l’exception d’inconstitutionnalité, qui nous préoccupe présentement avec notamment les enquêtes préliminaires en cours sur l’enrichissement illicite, ne se pose pas dans les mêmes termes que l’exception d’illégalité. Il s’agit d’apprécier et de tirer les conséquences d’une loi qui viole la constitution dans la première situation alors que la seconde envisage le rapport de conformité entre un acte administratif et une loi.

 

L’exception d’inconstitutionnalité a été introduite dans notre dispositif juridique en 1992 alors que la France n’a instauré ce mécanisme qu’à la faveur de la révision constitutionnelle de 2008 sous la forme de la question préjudicielle de constitutionnalité. Le contrôle par voie d’exception permet aux justiciables de contester une loi en vigueur, de suspendre son application au procès au cours duquel la question de sa constitutionnalité a été soulevée, et de s’en remettre par voie préjudicielle au Conseil constitutionnel qui devra trancher le conflit de constitutionnalité porté à son jugement.. Si la loi est déclarée non conforme, il ne pourra plus en être fait application. L’exception d’inconstitutionnalité assure une plus grande garantie des droits fondamentaux des citoyens qui, à l’occasion d’un litige porté devant une juridiction, peuvent demander au juge de la constitutionnalité de déclarer l’inconstitutionnalité d’une loi qui sert de fondement au procès et, par voie de conséquence, l’inapplicabilité d’une loi en vigueur.

 

Ce rappel de principes généraux permet de mieux poser et d’apporter des éléments d’explication au recours que veut intenter le Président Wade. En tant que citoyen, il peut parfaitement contester la constitutionnalité de la loi et obtenir sa non application, et par voie de conséquence, son abrogation.

 

L’exception d’inconstitutionnalité ne peut être soulevée que devant la Cour suprême qui devra surseoir à statuer, saisir le Conseil constitutionnel et attendre la réponse de ce dernier. La Cour suprême, comme tu le sais, mon cher Abdoulaye, est juge de l’excès de pouvoir des autorités exécutives et juge de cassation des arrêts rendus par les juridictions inférieures.

 

Le Président Wade, qui mérite bien le sobriquet de N’Diombor (lièvre), est certainement conscient de ce que sa requête devant la Cour suprême ne peut nullement prospérer. Elle est irrecevable à tous points de vue.

 

1. La Cour suprême est juge de la légalité et non de la constitutionnalité. Elle connait du recours pour excès de pouvoir dirigé contre les actes administratifs (ordonnances non ratifiées, décrets, arrêtés).

 

2. En tant que juge de cassation, la Cour suprême connait seulement des pourvois dirigés contre des arrêts. Or, dans le cas d’espèce, il n’y a pas encore d’arrêt de la Cour de répression de l’enrichissement illicite.

 

Ndiombor voudrait-il procéder à des manœuvres dilatoires en estimant que la seule saisine de la Cour suprême suffirait pour déclencher la procédure de l’exception d’inconstitutionnalité ? Là aussi, il se trompe car la jurisprudence sénégalaise est sans équivoque en ce qui concerne la saisine du Conseil constitutionnel.

 

Dans les décisions – Demba Mbaye et Moussa Ouattara – rendues le 13 février 1995, le Conseil constitutionnel a estimé qu’il ne peut être saisi que de requêtes recevables devant la juridiction de renvoi (la Cour suprême) qui doit, avant toute saisine de la juridiction constitutionnelle, se prononcer sur sa compétence et sur la recevabilité du pourvoi ou de la déchéance, tout examen de la solution du litige leur étant subordonné. Un pourvoi non purgé de toute fin de non recevoir ou simplement fantaisiste, ne saurait servir de prétexte pour saisir le Conseil constitutionnel d’une exception d’inconstitutionnalité qui, si elle devait être reçue et examinée par le Conseil Constitutionnel, constituerait un véritable détournement de pouvoir.

 

Il ne suffit donc pas de porter sa cause devant la Cour suprême pour l’amener à saisir le juge constitutionnel. Le plaideur devra s’assurer de la compétence du juge suprême. Or, Wade lui demande de se prononcer sur une loi et non un acte administratif d’une part, et d’autre part aucun recours en cassation n’est intenté contre un arrêt de la Cour de répression de l’enrichissement illicite qui, à ce stade des enquêtes préliminaires, n’est pas formellement saisie d’une affaire.

 

Aussi, la procédure devra-t-elle être menée à terme. La loi sur l’enrichissement illicite ne pouvant plus être attaquée par voie d’action, étant déjà promulguée, et donc en vigueur, il faudra au moins patienter jusqu’à ce que la Cour de répression, par un arrêt, vide un contentieux porté devant elle. Elle devra siéger, délibérer conformément à la loi, condamner ou blanchir les prévenus attraits devant elle. Celui qui aura été condamné pourrait alors introduire un pourvoi en cassation devant la Cour suprême conformément aux conditions de recevabilité prévues par la loi organique relative à l'organisation et au fonctionnement de la Cour suprême. Régulièrement saisie, la Cour suprême devra surseoir à statuer et saisir le Conseil constitutionnel si, évidemment, l’exception d’inconstitutionnalité est soulevée par une des parties au procès.

 

La solution adoptée au Sénégal présente l’avantage de filtrer le recours par voie exception qui est irrecevable devant les juridictions d’instance et d’appel. Si dans certains pays (Bénin, Gabon, Mali, Niger, RD Congo, Tchad) l'exception d'inconstitutionnalité peut être soulevée devant n'importe quelle juridiction et à tous les stades de la procédure, au Sénégal (et en France aussi dans une certaine mesure), le plaideur devra épuiser toutes les voies de recours avant de soulever l’exception d’inconstitutionnalité devant la Cour suprême qui devra alors surseoir à statuer et saisir le Conseil constitutionnel. L’on voudrait éviter que la juridiction constitutionnelle ne soit assaillie de requêtes dont certaines fantaisistes (comme celle de N’Diombor) sont de nature à distraire le juge et, conséquemment, à ralentir la dynamique du contrôle de constitutionnalité.

 

Mon cher Abdoulaye, en présentant d’avance mes excuses à tous nos amis non juristes pour la réponse technique à l’interpellation sur « facebook » d’un ancien étudiant de l’UCAD qui m’aura bien marqué, je te prie de partager cette réflexion avec les visiteurs de mon blog www.elhadjmbodj.org

 

PS: mon ton familier n'occulte pas le fait que mon interpellateur est un brilliant avocat à la Cour