LA SUCCESSION DU CHEF D’ETAT EN DROIT CONSTITUTIONNEL AFRICAIN (Analyse juridique et impact politique), THESE POUR LE DOCTORAT D’ETAT EN DROIT Présentée et soutenue publiquement le 29 juin 1991 par El Hadj MBODJ
La succession relève a priori d'une hérésie constitutionnelle. Ramenée au procédé par lequel le pouvoir politique change d'agents d'exercice, la succession trouve sa prédilection dans l'institutionnalisation qui est considérée comme la phase la plus achevée de l'organisation du pouvoir. De fait, la permanence du pouvoir est garantie par l'existence de normes abstraites procédant à sa dévolution et à son exercice. Le pouvoir se détache de ceux qui, chargés de sa mise en œuvre, sont physiquement éphémères (1). C'est pour ces raisons que les constitutions prévoient des techniques permettant de garantir la continuité du pouvoir.
INTRODUCTION
La succession relève a priori d'une hérésie constitutionnelle. Ramenée au procédé par lequel le pouvoir politique change d'agents d'exercice, la succession trouve sa prédilection dans l'institutionnalisation qui est considérée comme la phase la plus achevée de l'organisation du pouvoir. De fait, la permanence du pouvoir est garantie par l'existence de normes abstraites
procédant à sa dévolution et à son exercice. Le pouvoir se détache de ceux qui, chargés de sa mise en oeuvre, sont physiquement éphémères (1). C'est pour ces raisons que les constitutions prévoient des techniques permettant de garantir la continuité du pouvoir.
Parler alors d'une succession de gouvernants s'inscrit à contre-courant de l'évolution du pouvoir. En droit, la succession invoque l'idée de transfert de biens d'un dé-cujus à ses héritiers. L'étymologique de la notion vient du latin "successio" signifiant le " fait de venir à la place ou à la suite de...". "Le Robert" la définit comme « la transmission du patrimoine laissé par une personne décédée (l'auteur) à une ou plusieurs personnes vivantes. » Cette définition repose sur l'idée de transfert d'un patrimoine laissé vacant par un dé-cujus à ses héritiers (2).
"Le Robert" étend la notion de succession à sa dimension politique. Il la définit comme le fait de succéder, c'est-à-dire de venir après quelqu'un, "et, spécialement, d'obtenir le pouvoir d'un prédécesseur; la transmission du pouvoir politique selon des règles". Il donne les exemples de "la succession d'un roi, d'un dictateur", exemples qui ne sont toutefois pas étendus aux régimes républicains (3).
Toutefois, cette notion est impropre en droit constitutionnel. Elle heurte sensiblement la conscience du constitutionnaliste pour qui, depuis le 16ème siècle, période à laquelle remonte l'institutionnalisation du pouvoir, la relégation au musée des citations, de la célèbre formule "L'Etat, c'est Moi!" constitue un processus irréversible de dépatrimonialisation du pouvoir. Devenu un bien commun, le pouvoir ne saurait faire l'objet d'une appropriation privée (4). La succession évoque ainsi la propriété. Elle est inconciliable avec l'institutionnalisation du pouvoir.
Toutefois, il se dégage de la littérature juridique et politique contemporaine un usage courant de la notion de succession. Au delà de la place qui lui est réservée par cette littérature, il convient de s'atteler à montrer la mesure avec laquelle cette notion a fait l'objet d'une acculturation juridique et politique dans les régimes africains.
L'idée de succession s'intègre dans la perspective d'un transfert du pouvoir entre deux leaders ayant de profondes affinités politiques. Ayant la même vision du pouvoir, l'accession du remplaçant est généralement facilitée par le prédécesseur, préoccupé par la continuité d'une politique qu'il a définie, mais dont il n'est plus en mesure d'assurer sa réalisation en raison d'une limitation juridique ou physique de ses compétences ratione temporis. C'est le cas lorsque le mandat du titulaire de charges politiques est limité dans le temps ou qu'il renonce, volontairement ou involontairement, à ses attributions.
Le recours à la notion de succession est encore plus pertinent lorsqu’il s'agit du transfert d'un pouvoir personnalisé par un leader charismatique, autoritaire ou bâtisseur de régime. Une simple transmission du pouvoir ne suffit pas. Elle doit s'accompagner d'un transfert de légitimité au profit de la personne choisie pour incarner la continuité du pouvoir. Or la légitimité est une condition de stabilisation du pouvoir politique. L'opération juridique nécessite ce complément sociologique indispensable pour garantir le transfert harmonieux du pouvoir. Cette double dimension de la succession apparaît de manière évidente même dans les régimes considérés comme les berceaux de la démocratie libérale. En France, par exemple, les spéculations sur la survie de la Vè République à son fondateur, le général de Gaulle, reflétaient une préoccupation constante des analystes jusqu'en 1969, année au cours de laquelle le général de Gaulle démissionna de la présidence. Suite à une "guerre de succession" larvée au sein des prétendants et préalable à la disparition même du fondateur de la Vè République (5), Pompidou, l'"homme fort du régime" (6) se vit confier la mission de veiller à la continuité du régime gaullien. Son prédécesseur lui avait confectionné le manteau de dauphin en lui demandant de se tenir prêt " à accomplir toute mission et à assurer tout mandat qui pourraient (lui) être un jour confiés" (7). Son accession à la magistrature suprême devait se traduire par un changement qualitatif de la nature du régime de la Vè République, car elle "dépouille le régime de sa parure historique pour lui faire revêtir sa robe démocratique" (8).
Ainsi, l'usage intensif de la notion de succession participe d'une banalisation de sa signification étymologique. La littérature juridique et politique anglo-saxone a particulièrement contribué à cette valorisation en raison du volume des études générales (9) et sectorielles (10) consacrées à la succession. Inversement, les publications en français sont souvent limitées à des études sectorielles qui ne font pas ressortir l'intérêt que présente une étude globale de la succession (11).
Cette situation s'explique par le fait qu'aux Etats-Unis l'étude du pouvoir politique intéresse une variété de chercheurs venant de plusieurs disciplines complémentaires en réalité: le droit, la science politique, l'histoire, la sociologie et l'anthropologie; contrairement à l'école française où l'étude du pouvoir politique avait longtemps fait l'objet d'une appropriation intellectuelle des
constitutionnalistes principalement, et des historiens accessoirement. A cet effet, la succession ne trouve sa place que dans les chapitres du droit constitutionnel relatifs au choix des gouvernants.
Ce choix trouve son expression à travers la dynamique du pouvoir de suffrage ou par le jeu des mécanismes prévus à cet effet par la constitution. Ce classicisme juridique ne met cependant pas en lumière les dessous du jeu politique que la règle de droit ne peut saisir. La constitution, ainsi que le souligne Seurin, "occulte le jeu réel" (12). Les mécanismes qu'elle prévoit, peuvent être détournés de leurs fonctions manifestes au profit de leurs fonctions latentes (13). Cette manipulation de la règle juridique permet aux gouvernants de faire prévaloir leur volonté sous le couvert du droit (14). Ce constat apparaît à travers la succession du chef d'Etat africain. Les mécanismes successoraux sont souvent banalisés dans les constitutions des régimes africains alors que la succession est considérée comme un véritable " test de la stabilité " des régimes en développement (15). Une certaine pathologie, illustrée par les distorsions apportées aux techniques traditionnelles de transfert du pouvoir, semble frapper l'institution successorale dans les régimes africains. La circonscription des termes de notre réflexion permet alors de mettre en lumière l'anomalie qui frappe l'institution successorale dans les régimes africains.