Les garanties et éventuels statuts de l’opposition en Afrique

Les garanties et éventuels statuts de l’opposition en Afrique

LES GARANTIES ET EVENTUELS STATUTS DE L’OPPOSITION EN AFRIQUE

EL HADJ MBODJ Professeur à la faculté de droit de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar Ancien Médiateur du président de la République du Sénégal

Membre de l’ONEL et du Haut Conseil de l’Audiovisuel Directeur de l’Institut des Droits de l’Homme

Actes de la quatrième réunion préparatoire au symposium de Bamako : La vie politique (Paris)

 

Avec la vague de démocratisation des systèmes politiques jusqu’alors marqués par l’exclusion, le pluralisme a conquis tous ses titres de noblesse et de valeur universelle. Jusqu’à la vague de démocratisation, qui a emporté avec elle les régimes autoritaires qui avaient cours dans le tiers-monde, le titulaire originel de la souveraineté, à savoir le peuple, était un acteur passif. En réalité, il n’était qu’un instrument plus ou moins manipulé de légitimation de gouvernants ou de politiques sur lesquels il n’avait aucune prise. Le parti unique de fait ou de droit ne lui donnait aucun » pouvoir d’ingérence » sur la manière dont les affaires publiques étaient conduites par les oligarchies civiles ou militaires qui contrôlaient le pouvoir d’État. Le recours au peuple était un moyen pour les gouvernants de se donner un vernis ou une bonne conscience démocratique.

 

L’opposition, dans ce cadre, était perçue par les gouvernants comme une hérésie par rapport aux valeurs » politiquement correctes » du moment. Porteuse de valeurs destructrices du système monolithique en vigueur, elle ne pouvait qu’être combattue jusqu’à la dernière énergie par les pouvoirs en place. Une telle situation ne pouvait être que provisoire, car la soif de justice, de liberté et de participation finit toujours par prendre le dessus sur la soumission à l’arbitraire. Le vent de démocratisation qui devait emporter les régimes autoritaires de l’Europe de l’Est devait embraser les régimes autoritaires d’Afrique sous l’impulsion d’autres facteurs, notamment internationaux (le discours de La Baule), économiques et financiers (le conditionnement politique de l’aide économique). Le déclenchement des cycles de contestations et de remises en cause des régimes politiques qui privilégiaient la voie autoritaire de développement apparaissait comme un tournant décisif du processus de maturation des systèmes politiques africains. C’est le début d’une vague toute nouvelle de démocratisation des systèmes politiques africains, après les périodes des régimes paternalistes qui avaient accompagné la décolonisation et des régimes autoritaires civils ou militaires qui avaient fait irruption au milieu de la première décade des indépendances. Longtemps considéré comme une exception à la règle, dans le décor politique africain (Égypte, Tunisie, Sénégal, Botswana, Gambie, Maurice), le multipartisme renaît de ses cendres. Les nouvelles constitutions (Bénin, Congo, Mali, Niger, Madagascar, etc.) le consacrent solennellement, alors que dans les anciennes constitutions (Côte d’Ivoire par exemple) le multipartisme, formellement proclamé, recevra une pleine effectivité avec l’éclosion de formations politiques hors du parti unique, longtemps considéré comme le seul creuset efficace de l’intégration nationale.

 

La démocratie, dans le contexte des systèmes politiques majoritaires, renvoie à l’exercice du pouvoir d’État par la majorité sous le contrôle de l’opposition et l’arbitrage du peuple (Georges Vedel). À la séparation classique des pouvoirs, fondée sur une différenciation organique et fonctionnelle des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, se substitue, de nos jours, une séparation politique entre la majorité et l’opposition sous l’arbitrage du pouvoir judiciaire qui veille au respect des droits et libertés fondamentaux d’une part et, d’autre part, du peuple, appelé à trancher, en dernière instance, les conflits opposant ces deux protagonistes du jeu politique grâce à l’expression du pouvoir de suffrage. Le pouvoir de la majorité n’est ni arbitraire ni illimité. Il s’exerce dans un cadre normatif, ainsi que des valeurs démocratiques fondées sur la tolérance et le respect de l’autre, c’est-à-dire de la différence et l’acceptation de la critique. Sans reconnaissance légale de l’opposition, gage du pluralisme, point de démocratie. Composante essentielle de la démocratie, l’opposition présente un caractère d’utilité publique. Elle est investie d’une véritable mission de service public dans la mesure où, par son pouvoir de critique et de contre proposition, elle modère les ardeurs de la majorité et offre aux citoyens une alternative à la politique définie et appliquée par la majorité parlementaire.

 

Porteuse de valeurs stabilisatrices et non subversives, ainsi que d’idées et de projets de société alternatifs à ceux véhiculés par la majorité, l’opposition doit avoir la possibilité de porter son message au peuple et conquérir ses suffrages à l’occasion d’élections pluralistes transparentes, loyales et sincères. L’opposition doit alors disposer d’un statut la plaçant dans un cadre » normalisé », » statufié » qui garantit l’effectivité et la jouissance des droits et détermine ses obligations, car, en démocratie, un statut ne se conçoit pas sans devoirs La construction et l’approfondissement de la démocratie passent, en conséquence, par un renforcement de la capacité d’action des acteurs du jeu politique à travers la définition d’un cadre juridique et politique déterminant les droits et devoirs respectifs de la majorité et de l’opposition en même temps que l’allocation équitable des ressources publiques aux partis politiques.

 

La quête d’un statut de l’opposition est, de nos jours, la préoccupation la mieux partagée des acteurs et partenaires au développement démocratique. Au cours de la Conférence sur » le bilan de la démocratisation en Afrique », organisée à Libreville par l’Assemblée Internationale des Parlementaires de Langue Française (AIPLF) (Revue Parlements et Francophonie, n° 106) nombre de parlementaires avaient plaidé pour une généralisation d’un statut de l’opposition (le Président Mélégué Traoré du Burkina Faso, p. 18). La synthèse des travaux de la première plénière sur » La démocratisation en Afrique et les processus électoraux » avait insisté sur la nécessité de consolider la démocratie pluraliste par la définition d’un statut de l’opposition et le financement public des partis (cf. Synthèse du Sénateur Jacques Legendre présentée lors de la séance de clôture, p. 111 et s.) L’appel a-t-il été entendu ? Toujours est-il que l’adoption d’un statut de l’opposition est devenue une aspiration majeure des démocraties en construction. Des concertations entre les partis politiques ont été organisées entre autres au Mali et au Burkina Faso, alors qu’au Sénégal un Médiateur a été nommé à cet effet. C’est dire qu’après le défi relevé de la démocratisation des systèmes politiques les États sur la voie du développement politique se sont engagés dans la dynamique d’une consolidation et d’un approfondissement de la démocratie.

 

La définition d’un statut de l’opposition dépasse le cadre du discours légitimant pour interpeller l’ingénierie institutionnelle. Point n’est besoin de s’appesantir sur l’utilité de l’opposition dans un système démocratique. Au contraire, en partant de ce paradigme, il faut s’interroger sur les techniques de concrétisation de cette exigence démocratique. Terrain encore en friche dans la mesure où aucun système politique n’offre l’exemple type d’un statut formellement structuré, il convient d’être prudent dans la démarche en essayant de mieux préciser les contours des notions avant de proposer une optique de traitement de la question.

 

I.- PROLÉGOMÈNES

 

Des précisions terminologiques doivent être apportées relativement à la notion d’opposition et à celle de statut avant l’esquisse des contours d’un statut de l’opposition.

 

A.- L’opposition

 

L’opposition peut être envisagée comme un acteur (parti,leader) ou une fonction (de critique ou contre-proposition). La structure et la fonction peuvent, selon les situations ou les circonstances, aller de concert ou se séparer. En outre, le terme est plurivalent. Sa signification peut dépendre du niveau où elle se situe dans la société globale étatique (national/local), options et valeurs véhiculées (au régime /dans le régime) et de son lieu d’expression (parlementaire /extra-parlementaire). Compte tenu de la forme unitaire de l’État et de l’adhésion de la classe politique aux valeurs fondamentales des nouvelles démocraties africaines, seul le critère fondé sur les canaux institutionnels d’expression de l’opposition mérite d’être retenu. On est ainsi conduit à distinguer l’opposition parlementaire et l’opposition extra parlementaire.

 

1. L’opposition parlementaire

 

La démocratie représentative fait du Parlement le principal cadre organisationnel d’expression de la souveraineté du peuple, le lieu d’affrontement et de confrontation des représentants choisis par les citoyens pour prendre part à la détermination de la volonté nationale. L’opposition parlementaire est plus facile à sérier dans ce cadre en raison de sa visibilité institutionnelle. Elle se ramènera alors à l’ensemble des partis ou groupements politiques présents au Parlement et qui constituent la minorité parlementaire dont la vocation est de s’opposer à la majorité parlementaire qui soutient le gouvernement ; celui-ci émanant de celle-là. Partout ailleurs, dans les démocraties contemporaines, l’opposition parlementaire n’est investie d’aucun pouvoir de décision. Ses moyens réels sont minimes par rapport à ceux de la majorité. Au demeurant, la loi du plus grand nombre s’oppose a priori à l’adoption des propositions de la minorité. Elle n’exerce qu’une fonction tribunitienne de critique de la politique déterminée et conduite par la majorité. Seulement, les droits de critique et de surveillance de l’opposition lui permettent d’influer sur le destin des textes débattus au sein du Parlement. Il est donc normal qu’elle soit organisée et le plein exercice de ses droits préservé, notamment la liberté de parole et d’action dans le cadre de la Constitution, des lois et règlements, ainsi que des valeurs démocratiques.

 

Au plan fonctionnel, les droits de l’opposition parlementaire se confondent aux droits reconnus à tous les parlementaires sans considération de leur coloration politique. Ainsi, à l’instar de son collègue de la majorité, un député de l’opposition peut déposer des propositions de révision constitutionnelle ou de loi, proposer des amendements aux textes débattus en plénière ou dans les commissions, poser des questions écrites ou orales aux membres du gouvernement, consigner une motion de censure pour tenter de mettre fin à l’existence légale du gouvernement. À cette opposition parlementaire, il est possible d’aménager formellement un statut lui permettant de renforcer ses droits par la consolidation de l’existant et la consécration de nouveaux droits qui donneraient plus d’effectivité à ses initiatives.

 

2. L’opposition hors le Parlement

 

L’opposition extra parlementaire ne peut pas être circonscrite avec toute la rigueur nécessaire en raison de la relativité des instruments permettant de la jauger et de son absence des canaux institutionnels de la représentation nationale. Elle s’exprime à travers des discours, manifestations ou activités qui mettent en lumière une opposition à la majorité en place sans aucune conséquence institutionnelle qui s’attache à ce mode d’expression. Les attitudes, comportements ou discours peuvent être remis en cause à tout moment sans affecter pour autant le fonctionnement normal des institutions qui ne les intègrent pas. Il est délicat d’adopter un statut sur mesure à cette opposition extra parlementaire qui est fluctuante par nature. Les droits et devoirs de celle-ci se distillent purement et simplement dans ceux reconnus aux partis politiques qui bénéficient déjà d’un statut qu’il faudrait peut-être revoir pour les mettre dans les meilleures conditions pour s’exprimer et concourir à l’expression du suffrage. Or, les partis politiques éprouvent une certaine répugnance à voir le législateur intervenir pour porter atteinte à la liberté d’organisation et de fonctionnement qui leur est reconnue dans les démocraties libérales.

 

En France, par exemple, le juge constitutionnel veille particulièrement au respect de cette liberté -décision du 16 juillet 1971 sur la liberté d’association- et il a fallu attendre la loi du 11 mars 1988 pour voir le législateur aménager pour la première fois un statut flexible, plus sécurisant, sinon plus protecteur aux partis politiques qui, officiellement, disposent de la personnalité juridique leur permettant de recevoir des financements. S’écartant en cela de leur source d’inspiration matérielle, les régimes politiques africains ont, dès les premiers jours des indépendances, adopté des législations contraignantes limitant considérablement les conditions de création des partis, contrôlant leurs finances et, surtout, faisant peser sur eux une menace constante de dissolution. C’est cette législation cultivant un espace d’épanouissement des partis politiques qu’il faudrait alors revoir.

 

B.- Le statut

 

Le statut est une notion amphibologique. En effet, il peut être entendu au double sens : étroit et large. Dans une perspective étroite, le statut évoque un corps de règles écrites déterminant l’ensemble des attributs, prérogatives et obligations d’un sujet de droit déterminé. Instituer »un statut de l’opposition » revient alors à consigner dans un document, les droits et les sujétions, les moyens et les responsabilités devant permettre à l’opposition d’assumer sa fonction d’alerte, de critique et d’alternative à la majorité qui exerce le pouvoir d’État. Au sens large, le statut englobe toutes les règles de régulation d’un corps ou d’une institution donnée. Ces règles sont de nature diverse. Elles peuvent être écrites ou non écrites. Dans la première catégorie, il y a lieu de ranger les règles internationales régulièrement insérées dans le dispositif légal interne, les normes constitutionnelles, législatives et réglementaires. Les règles non écrites se ramènent à la jurisprudence qui a une valeur supplétive, à la coutume qui ne saurait être occultée dans le fonctionnement d’un système politique donné et, surtout, à la pratique qui permet de jauger l’effectivité des dispositions légales.

 

Aussi, l’élaboration d’un statut de l’opposition pourrait-elle être faite selon une alternative : une première option mesurée consiste à améliorer le cadre juridique existant, car il faut bien avoir présent à l’esprit l’existence, dans les différents régimes se référant à la démocratie, d’un statut pour l’opposition consigné çà et là dans des textes épars ; une deuxième option s’inscrit dans une dynamique de rupture et d’innovation par rapport à ce qui a cours dans la quasi totalité des vieilles démocraties. Elle consiste à instituer formellement un » statut de l’opposi tion », c’est-à-dire à consigner dans un document l’ensemble des droits et obligations, prérogatives et sujétions permettant à l’opposition d’exister et d’assumer la mission qui est la sienne.

 

1. L’action sur l’arsenal existant.

 

Si l’on considère le statut au sens large comme l’ensemble des dispositions écrites ainsi que des pratiques et coutumes reconnaissant à l’opposition un certain nombre de droits et l’assujettissant à des comportements démocratiques, toutes les démocraties aménagent un statut à l’opposition. Il suffit simplement de revisiter le dispositif légal et, selon les cas, l’améliorer pour rendre plus fonctionnelle l’opposition. Les principaux instruments juridiques aménageant implicitement un statut à l’opposition sont : la Constitution, le Code électoral, la loi sur les partis politiques, la loi sur les instances de régulation des médias garantissant l’accès des partis aux médias publics, le Règlement intérieur de l’Assemblée nationale. Ce réaménagement du cadre existant présente des avantages et des inconvénients.

 

Les avantages. À notre avis, cette méthode offre un triple avantage :

 

1. Comparativement, cette solution qui s’aligne sur celle des démocraties stabilisées où il n’existe pas de statut de l’opposition au sens formel, permet à nos pays d’éviter la voie risquée du pionnier d’un champ institutionnel en friche. 

2. Politiquement, tout en la renforçant, cette démarche s’inscrit dans le cadre de la banalisation de l’opposition qu’il faut se garder d’infantiliser en lui confectionnant un statut sur mesure. 3. Techniquement, il permet d’éviter des contradictions et redondances dans la législation, car l’élaboration du statut devra tenir compte de tout l’arsenal juridique existant y afférent.

 

Les inconvénients. Toute prudente qu’elle est, cette solution présente deux inconvénients majeurs :

1. Techniquement, elle n’assure pas une bonne visibilité et lisibilité dans les réformes qui seront apportées tant elles seront dispersées et diluées dans le »magma » des textes existants. 

2. Psychologiquement, l’amélioration de l’existant peut donner l’impression d’un » trompe-l’oeil » car les acteurs politiques, l’opinion publique et tous les observateurs s’attendent à un »statut » formel de l’opposition. 2. L’adoption d’une législation spécifique. Cette démarche consiste à adopter un texte spécifique plaçant formellement l’opposition dans un cadre réglementé. Une telle technique présente, elle aussi, des avantages et des inconvénients

 

Les avantages. Ils sont multiples :

 

1. Un statut formel de l’opposition n’existe en vérité dans aucune démocratie. Au plan international, un projet de statut de l’opposition au Parlement a été adopté par la » Déclaration de Libreville » sanctionnant les travaux du séminaire sur les » relations majorité et opposition dans les parlements africains », tenu du 17 au 19 mai 1999 dans la capitale gabonaise. Dans sa présentation, le document apparaît plus comme une déclaration de droits et devoirs de l’opposition que comme un statut formel. Avec l’adoption d’une législation spécifique sur le statut de l’opposition, les démocraties en construction pourraient, à partir d’un texte bref adopté avec toute la solennité requise, réaffirmer leur attachement à la démocratie pluraliste fondée sur l’existence d’une majorité contrôlée par une opposition jouissant de droits imprescriptibles et inaliénables sacralisés par une loi portant statut de l’opposition.

 

2. Cette loi pourrait se limiter à une proclamation de principe et à l’énonciation des droits et devoirs nouveaux pour renvoyer la jouissance des droits anciens aux textes qui les prévoient.

 

3. On retrouve dans un statut formel un avantage de la codification : l’existence d’un cadre juridique de référence unique, clair, sans équivoque, et qui s’impose à tous.

 

4. Le statut empruntant la forme d’un document écrit, la résolution des différends pouvant éventuellement opposer la majorité et la minorité sera mieux assurée par les différents arbitres du jeu politique, imprégnés des droits et devoirs respectifs des protagonistes du jeu politique.

 

Les inconvénients.

 

Les inconvénients d’une telle option résultent de ce qui a été dit plus haut : 1. Un statut formel de l’opposition pourrait faire double emploi, et engendrer des confusions ou des contradictions avec les textes en vigueur.

2. L’adoption d’un tel statut pourrait amener les sceptiques à s’interroger sur le degré de maturité de notre démocratie, car cela conduit implicitement à une mythique de l’opposition laquelle n’est, en réalité, qu’un paramètre parmi d’autres de la démocratie pluraliste.

3. Cette démarche incline à traiter l’opposition comme une entité juridique homogène alors qu’elle peut n’être qu’une donnée sociologique lorsqu’elle ne s’exprime pas dans les canaux institutionnels de la représentation nationale. 

4. Enfin, au nom du principe d’égalité qui est un des piliers de la démocratie, l’adoption d’un statut de l’opposition rend légitime l’adoption concomitante d’un statut de la majorité qui a, elle aussi, des droits à faire prévaloir face à l’opposition.

 

II.- L’ESQUISSE D’UN STATUT DE L’OPPOSITION

 

La définition du statut pourrait reposer sur la conciliation des deux options ci-dessus analysées : la consolidation et l’amélioration du cadre existant et l’adoption d’une législation innovante dans les domaines où certains droits et devoirs n’ont pas été pris en compte.

 

A.- Pour aller plus loin

 

Les droits et devoirs de l’opposition sont inscrits et dilués dans un magma de textes relatifs à l’organisation du pouvoir politique. Les constitutions consacrent souvent le pluralisme politique et aménagent les conditions de dévolution et d’exercice du pouvoir politique. Les partis et groupements politiques peuvent présenter des candidatures aux postes électifs et sont associés au processus électoral. Dans l’exercice du pouvoir politique, notamment le contrôle de l’action gouvernementale, les partis d’opposition disposent de toutes les ressources parlementaires de contrôle : les questions orales ou écrites, les motions préjudicielles, les questions préalables, l’interpellation, le dépôt d’une motion de censure. Les constitutions sont complétées sur plusieurs points par les règlements intérieurs qui garantissent le pluralisme dans la répartition des postes administratifs (bureaux, commissions) ou dans la création des groupes parlementaires ; ce qui les associe à l’élaboration de l’ordre du jour des travaux des assemblées.

 

Toutefois, sur bien des points, le statut des parlementaires de l’opposition peut être amélioré. Il en est ainsi par exemple de : ’élargissement de la convocation des sessions extraordinaires à la minorité parlementaire. L’opposition n’a pas de prise sur la convocation des parlements en sessions extraordinaires. Celles-ci ne sont en général réunies, sur un ordre du jour déterminé, que sur demande de la moitié plus un au moins des députés - en principe la majorité parlementaire - ou à l’initiative de l’exécutif. Le constat qui découle de cette disposition est que les membres de l’opposition qui le désirent ne peuvent pas provoquer la convocation d’une session extraordinaire parce qu’ils constituent précisément la minorité parlementaire. Les constituants pourraient élargir l’initiative à l’opposition parlementaire en autorisant la convocation des Parlements en session extraordinaire sur l’initiative du quart des membres du Parlement.

 

De même, la constitution d’une commission d’enquête devrait être de droit sur la demande du quart des membres d’une chambre parlementaire. La procédure législative pourrait être revue dans un sens plus favorable à l’opposition. Celle-ci n’a aucune prise sur la fixation de l’ordre du jour qui est l’apanage de l’exécutif et de sa majorité parlementaire qui peuvent le surcharger de manière à empêcher que les propositions de l’opposition puissent être discutées en plénière. L’ordre du jour de chaque session parlementaire doit être aménagé de façon à permettre l’inscription périodique et l’examen en plénière de propositions déposées par l’opposition.

 

Un quota de séances par session (ou une fraction du temps des débats) exclusivement réservé à l’examen des propositions ou des questions émanant de l’opposition pourrait être aménagé.

 

Le temps de parole pourrait être restructuré dans des conditions plus favorables à l’opposition Une » discrimination positive » pourrait être instaurée afin d’attribuer plus de temps à l’opposition qu’à la majorité. L’opposition pourrait disposer de la moitié du temps de parole réservé aux questions au gouvernement. La représentation proportionnelle devrait être la règle générale pour toute répartition des postes parlementaires ainsi que pour toute représentation du Parlement dans les autres structures républicaines (par exemple pour la désignation des membres de la Haute Cour de Justice).

 

Il convient de reconnaître à l’opposition un droit de réplique pour réagir aux messages du chef de l’État ou aux déclarations du gouvernement. Pour des raisons de transparence, l’opposition pourrait d’office avoir la présidence de la Commission de comptabilité et de contrôle pour contrôler la comptabilité ainsi que la gestion des crédits inscrits au budget de la chambre parlementaire. Des mesures visant à favoriser ou à imposer à l’opposition un minimum d’organisation devront accompagner la réforme.

 

B.- Une législation innovante.

 

L’opposition pourrait être constitutionnalisée et placée sous l’autorité d’un leader.

 

1. La constitutionnalisation de l’opposition.

 

L’opposition doit être reconnue d’utilité publique. Les droits liés à son existence, à ses activités et à sa lutte pour la conquête du pouvoir devront être sacrés, inaliénables et imprescriptibles. À cet égard, le constituant pourrait formellement constitutionnaliser l’opposition qui, inscrite formellement dans la charte fondamentale, en qualité de minorité parlementaire, pourrait voir ses droits solennellement consacrés et bénéficier d’une protection au même titre que les institutions de la République ou les droits fondamentaux de la personne humaine. Considérée comme un rouage essentiel de la démocratie pluraliste, son existence devrait être consacrée dans la Constitution.

 

Aussi, au Gabon, l’opposition a-t-elle été solennellement consacrée par la constitution, même dans le dispositif constitutionnel gabonais les droits et devoirs de l’opposition n’ont pas été fixés formellement sous une forme statutaire (cf. L’intervention de M. Guy Nzouba-Ndama, Président de l’Assemblée nationale du Gabon au cours de la seconde séance plénière sur la place des Parlements dans les institutions des États africains, p. 88). Une fois l’opposition inscrite dans la constitution, le constituant pourrait alors renvoyer au législateur le soin de déterminer les règles organisant les droits et devoirs de l’opposition. La loi portant statut de l’opposition définirait alors un cadre général, inscrirait de nouvelles règles (le statut du chef de l’opposition par exemple) et renverrait, en ce qui concerne les modalités d’exercice des droits et obligations existants, aux autres textes en vigueur dans l’ordonnancement juridique. Le législateur pourrait ainsi adopter un texte qui ne pose que quelques principes généraux flexibles selon les circonstances historiques, le climat politique et la personnalité des chefs de l’exécutif et de l’opposition du moment. Une telle démarche permettrait d’éviter de figer le statut du chef de l’opposition dont le contenu pourra alors s’adapter à toutes les situations politiques et à tous les protagonistes, quel que soit leur tempérament. Un tel statut ne peut toutefois être bénéfique dans les démocraties pluralistes que si l’opposition s’incarne dans la personne d’un chef qui la représente. D’où la lancinante question du statut du chef de l’opposition.

 

2. L’institutionnalisation du leadership de l’opposition.

 

L’association de l’opposition à la marche des affaires de l’État ne peut se faire dans le désordre ou la dispersion des partis. Il faut bien un leader qui représente cette opposition dans la marche des affaires de l’État.et dans la représentation démocratique du régime. La question du leadership de l’opposition mérite d’être posée dans les nouvelles démocraties. Elle est une condition nécessaire et indispensable à la démocratie. Dans les » gouvernements d’opinion », ce leader de l’opposition doit être clairement identifié ; il doit prouver en permanence sa capacité à gérer les affaires de l’État au mieux des intérêts de la collectivité. Si les circonstances sont favorables à son institutionnalisation, celle-ci devra néanmoins prendre en compte les expériences étrangères et sa réceptivité par l’environnement des nouvelles démocraties.

 

Les États africains de tradition juridique et politique française ont tous hérité de l’ancienne puissance coloniale un système partisan fondé sur le foisonnement et un cloisonnement des partis politiques. Il est difficile dans ces conditions de reconnaître un statut à tous les chefs de partis surtout dans les pays où la législation en matière de création d’un parti est très souple. Et pourtant, en s’inspirant du modèle canadien, il est possible de concilier le multipartisme intégral avec le statut du chef du principal parti de l’opposition. Au Canada, ainsi que dans les provinces qui le composent, il existe bien un » statut de l’opposition officielle » qui, juridiquement, diffère des autres partis d’opposition qui peuvent siéger au Parlement et avoir même des groupes parlementaires. » L’opposition officielle » est incarnée par le parti politique qui a obtenu le plus grand nombre de sièges parlementaires après le parti majoritaire. Un tel système permet au peuple de choisir au cours d’élections législatives de confier le pouvoir d’État à la majorité et de donnerune prime d’encouragement au second parti dont le chef représente l’opposition officielle. Cette faculté restituée au peuple permet de contourner les tractations des états majors des partis politiques qui pourraient, s’ils étaient chargés de le coopter, prendre en otage le chef de l’opposition.

 

Le chef du principal parti de l’opposition est ainsi investi d’une légitimité démocratique et populaire propre résultant de son choix par le peuple. Le poste sera toujours en compétition car le chef de l’opposition d’aujourd’hui peut se retrouver demain aux commandes de l’appareil d’État ou bien rétrograder et laisser la position à un autre leader. Il est investi de ce statut pendant toute la durée de la législature. Il perd ce statut, hormis la défaite électorale, en cas de déchéance de son mandat, de décès, de démission ou d’empêchement définitif. Le parti qu’il représente lui désigne alors un successeur, conformément à ses règles statutaires. De même, si son parti intègre le gouvernement, il perd cette qualité au profit du leader du parti d’opposition arrivé en troisième position lors des dernières élections législatives, et ainsi de suite.

 

Il faut se garder dès lors de toute législation de circonstance visant à adapter le statut du chef du principal parti de l’opposition à des situations particulières. Dans tous les pays où il existe, le chef de l’opposition est choisi sur une base institutionnelle et politique et non sociologique. En effet, le leadership de l’opposition n’a de sens que si celui qui l’incarne est avant tout un représentant du peuple siégeant à l’Assemblée nationale. Il doit s’intégrer dans les structures républicaines et s’exprimer à travers des courroies institutionnelles. Il sera commode d’aménager un statut sur mesure à ce chef de l’opposition. Il devra disposer d’un statut ex officio. Il pourrait être membre de droit du bureau de l’Assemblée nationale s’il ne l’est pas ; il devrait avoir droit à la couverture médiatique des manifestations liées à l’accomplissement de sa mission, à un droit de réplique aux messages et/ou autres interventions médiatisés du président de la République ou du chef du gouvernement. Une place de choix dans le protocole républicain devrait lui être réservée dans le décret sur les préséances. Il devrait être invité à toutes les cérémonies officielles de la République et traité avec les égards et honneurs dus à son rang. Il pourrait faire partie des délégations qui accompagnent le président de la République lors de ses déplacements à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire national. Il pourrait être associé à l’accueil des hôtes de marque de la République. Il pourrait lui être confié des missions spécifiques d’envergure nationale ou internationale et, surtout, être consulté ou reçu en audience par le chef de l’État chaque fois que de besoin.

 

Des avantages matériels et protocolaires pourraient être conférés au chef de l’opposition. Il devrait être doté de ressources financières suffisantes pour une prise en charge efficiente de son secrétariat, ses frais de déplacement et de recherche. Un bureau à l’Assemblée nationale devrait lui être affecté. Il devrait également bénéficier d’une sécurité rapprochée, d’un logement de fonction, d’un véhicule de service avec ses ingrédients, d’une place de choix dans le protocole républicain, d’un passeport diplomatique ainsi que d’une protection diplomatique ou consulaire à l’extérieur du pays. Au total, si le statut peut se ramener à un ensemble de considérations accordées à un acteur social donné, il faut bien reconnaître que le droit est un instrument efficace pour trouver toute une gamme de solutions imaginables pour valoriser l’opposition. Seulement, l’effectivité de la norme est conditionnée par d’autres variables, notamment la variable culturelle qui permet de comprendre le » vécu » d’un système à partir de l’état d’esprit qui anime les acteurs politiques, la prégnance de leurs habitudes ou l’automaticité de leurs réflexes. Aussi, la pratique de l’alternance dans certaines démocraties (Sénégal, Bénin) est-elle un facteur de normalisation des règles et principes fondamentaux de la démocratie. Le double apprentissage de l’opposition par les partis qui contrôlaient l’appareil d’État et de la gestion des affaires publiques par ceux des partis qui en étaient exclus apparaît dès lors comme l’électrochoc qu’attendaient les systèmes en développement pour se stabiliser.