Trois questions au constitutionnaliste El Hadji Mbodj

C’est depuis Goma, en République Démocratique du Congo, que le journal Le Pays au Quotidien a pu joindre le Constitutionnaliste El hadji Mbodj, une autorité en la matière, pour discuter du projet de suppression du Sénat. Entre deux discours et un atelier sur l’éthique et la déontologie des personnels de l’Assemblée provinciale du Nord-Kivu, il s’est prêté, de façon admirable, à nos questions.

Trois questions au constitutionnaliste El Hadji Mbodj

Le Sénat ne peut pas résister sur le chemin de l’abattoir"

 

C’est depuis Goma, en République Démocratique du Congo, que le journal Le Pays au Quotidien a pu joindre le Constitutionnaliste El hadji Mbodj, une autorité en la matière, pour discuter du projet de suppression du Sénat. Entre deux discours et un atelier sur l’éthique et la déontologie des personnels de l’Assemblée provinciale du Nord-Kivu, il s’est prêté, de façon admirable, à nos questions.

 

Entretien réalisé par ChEIKh DIALLO

 

LE PAYS au Quotidien

Jeudi 30 août 2012 Numéro 0335 POLITIQUE 5


Pr El Hadj Mbodj :« La suppression du Sénat va affecter 28 articles de la Constitution »

 

| Entretien | 2012-08-30 | 00:08 http://www.lesenegalais.net/actualites/items/pr-el-hadj-mbodj-la-suppression-du-senat-va-affecter-28-articles.html

 

Quelles sont les instruments légaux et outils constitutionnels qui permettent au PR de dissoudre le Sénat ?

 

A priori, le Sénat est mieux protégé que l’Assemblée nationale dans ses rapports avec le Président de la République. Le mandat des sénateurs est sécurisé pour toute la durée de la législature. Il ne peut faire l’objet d’une révocation prématurée alors que le chef de l’Etat dispose d’un pouvoir quasi-discrétionnaire de dissolution de l’Assemblée nationale. La seule contrainte à laquelle il est soumis dans l’exercice de cette prérogative régalienne de dissolution de la chambre représentative du peuple est le respect de l’échéance des deux années suivant l’entrée d’une nouvelle législature. La dissolution de l’Assemblée nationale est la contrepartie du droit reconnu aux députés de renverser le gouvernement par l’adoption d’une motion de censure, droit que la Constitution ne reconnaît pas au Sénat.

 

Si la dissolution ne peut pas être prononcée contre le Sénat c’est essentiellement en raison de sa composition oligarchique, les sénateurs étant élus par des élus au premier degré, et de l’impossibilité pour la chambre haute de sanctionner le gouvernement en le censurant.

 

Peut-on alors considérer que le Sénat est blindé contre toute velléité destructrice du Chef de l’Etat ? La réponse est certainement négative. Il ne faudrait pas occulter les prérogatives exorbitantes du Président de la République dans notre système constitutionnel renforcées par le phénomène majoritaire qui transforme l’Assemblée nationale en chambre de ratification des projets présidentiels. Bref, il est doté de ressources légales et politiques hors du commun dans un régime d’équilibre des pouvoirs.

 

Sous cet angle, il dispose bien d’un pouvoir de « sanction nucléaire » à l’encontre du Sénat qu’il peut bien anéantir en l’extirpant de l’ordonnancement institutionnel en proposant au législateur constituant une révision constitutionnelle. En d’autres termes, s’il ne peut pas dissoudre le Sénat, le chef de l’Etat peut mettre en branle son pouvoir d’initiative en matière constitutionnelle, pouvoir qui est aussi reconnu aux députés mais pas aux sénateurs, et proposer la suppression du Sénat qui sera sans doute approuvée par la majorité qualifiée dont il dispose au congrès.

 

Le Sénat, c’est le paradoxe, ne peut même pas opposer une résistance à son acheminement en direction de l’abattoir. La majorité libérale qui le contrôle présentement peut, tout au plus, retarder l’échéance en refusant d’approuver formellement le texte de révision ou en s’abstenant de voter le projet ou la proposition de révision dans le temps qui lui est imparti. Le Sénat doit se prononcer dans les 15 jours suivant la transmission à lui faite du texte adopté par l’Assemblée nationale, délai pouvant être ramené à 7 jours en cas d’urgence signalée par l’Assemblée nationale qui se prononce en dernière lecture en cas d’opposition du Sénat.

 

Si j’insiste un peu sur les délais, c’est parce que le collège électoral pour l’élection des sénateurs est convoqué le 16 septembre pour procéder au renouvellement de cette chambre. Dans ces conditions, la révision constitutionnelle ne pourra aboutir que bien après les élections sénatoriales. Je trouve alors un peu cavalière la suppression d’une institution dont la légitimité électorale vient d’être renouvelée. Pourquoi alors organiser des élections dans de telles circonstances ?

 

Loin de nous l’idée d’enfiler la toge pour défendre une institution mal aimée, inutile, onéreuse et incapable de se défendre même contre sa propre destruction. J’estime néanmoins que l’urgence n’est pas signalée pour une suppression précipitée du Sénat. De toute façon, pratiquement tous les acteurs politiques et sociaux, du moins la fraction la plus représentative, prônent la suppression de cette seconde chambre législative qui n’a jamais réussi à s’enraciner dans l’ordonnancement institutionnel. Mais faudrait-il que cette réforme intervienne en temps opportun, à l’occasion par exemple de l’adoption par voie référendaire d’une nouvelle constitution élaborée à partir d’une large concertation sans exclusive des acteurs politiques et des citoyens. La suppression du Sénat devrait s’intégrer dans le cadre du grand chantier constitutionnel devant, à terme, résoudre durablement les différentes équations constitutionnelles sénégalaises.

 

En outre, cette retouche de la charte fondamentale est de nature à réveiller les vieux démons de la banalisation d’une Constitution, déjà malmenée par les manipulations effrénées de l’ancien Président de la République. 

 

Dans quelles mesures ce projet de loi est susceptible d’être attaqué devant le Conseil constitutionnel ?

 

Le conseil que je puis suggérer aux partisans du maintien du Sénat est de faire l’économie de tout recours devant le Conseil constitutionnel aux fins de déclarer cette suppression non conforme à la Constitution. Je rappelle que les attributions de notre juridiction constitutionnelle sont d’exception, à la différence de la compétence de droit commun de la Cour constitutionnelle du Bénin, par exemple, qui se reconnaît compétente pour résoudre tout différend portant sur la Constitution. La juridiction constitutionnelle béninoise a accepté de statuer sur une loi constitutionnelle portant prorogation des mandats des députés, alors que cette compétence n’était pas prévue par la Constitution, là où le juge constitutionnel sénégalais s’est déclaré incompétent.

 

Les Conseils constitutionnels, faut-il le rappeler, exercent généralement des compétences d’attribution qui leur sont expressément et limitativement dévolues par la Constitution, et ils interprètent strictement leurs compétences d’exception. C’est pour cette raison qu’il existe de nombreuses niches d’impunités constitutionnelles, comme par exemple, la récente impunité qui s’est attachée à la composition irrégulière du collège électoral du Bureau de l’Assemblée nationale ou à la violation de la loi sur la parité dans la mise en place du secrétariat dudit Bureau.

 

Le recours auquel vous faites allusion concerne le projet de loi constitutionnelle portant suppression du Sénat adoptée dans les formes prescrites par la Constitution. Les lois constitutionnelles sont les lois qui, adoptées par le pouvoir constituant dérivé (le peuple ou le législateur constituant) conformément à la procédure de révision constitutionnelle de l’article 103 de la Constitution du 22 janvier 2001, s’incrustent dans le corps de la Constitution, une fois promulguées. Le Conseil constitutionnel a exclu le contrôle des lois constitutionnelles de sa compétence dans la fameuse décision du 18 janvier 2006 relative à la prorogation du mandat des députés. Reprenant sur ce point le Conseil constitutionnel français dans deux décisions rendues en 1992 et en 2003, le juge constitutionnel sénégalais considère que le pouvoir constituant est souverain et que, sous réserves des limitations prescrites par la Constitution – et qu’il se refuse de contrôler - , il peut abroger, modifier ou compléter les dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée et introduire explicitement ou implicitement dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu’elles visent, dérogent à des règles ou principes de valeur constitutionnelle, que cette dérogation soit transitoire ou définitive. Le constituant est souverain pour créer ou supprimer une institution de la République sans un quelconque contrôle du juge constitutionnel.

 

Quelles sont les conséquences de la suppression du Sénat dans l’architecture constitutionnelle et institutionnelle du Sénégal ? 

 

La suppression du Sénat va affecter près de 28 articles de la Constitution et modifier profondément l’organisation de la continuité du pouvoir présidentiel en cas de vacance du détenteur de la fonction présidentielle. La suppléance du Président de la République retourne au Président de l’Assemblée nationale, ce qui nous paraît plus conforme à la légitime démocratique du fait de son élection populaire, contrairement à l’actuel Président du Sénat qui faisait partie du lot des sénateurs nommés.

 

Autre conséquence de cette suppression : c’est le retour au monocaméralisme avec une seule chambre exerçant l’entièreté du pouvoir législatif. La procédure législative va connaître une plus grande souplesse et une rapidité dans son déroulement. Le vote de l’Assemblée nationale seule suffira désormais pour imprimer un caractère légal aux projets ou propositions de lois.

 

Toutefois, la suppression du Sénat ne va pas perturber le fonctionnement harmonieux des institutions. Le Sénat, ainsi que je le relevais tantôt, est à l’extrême limite improductif. Le Sénat ne peut s’opposer à la volonté de l’Assemblée nationale qui est le dépositaire des projets de loi et qui, en cas de désaccord du Sénat, adopte en dernière lecture les textes de loi. Le Sénat n’intervient pas dans le contrôle de la mise en œuvre de l’état d’urgence et dans la déclaration de guerre. Plus dégradant encore, le Sénat ne peut même pas s’opposer à une révision constitutionnelle, contrairement aux Sénats français et de la République Démocratique du Congo où le projet ou la proposition de révision doit être adopté en des termes identiques par les deux chambres du Parlement, ce qui confère alors un pouvoir de véto au Sénat. Le Sénat sénégalais ne peut même pas se défendre contre sa propre destruction orchestrée par le Président de la République ou l’Assemblée nationale qui sont les seules institutions à disposer d’un pouvoir d’initiative en matière de révision constitutionnelle. Voila une des raisons de considérer l’inutilité du Sénat dans le dispositif institutionnel sénégalais.

 

Ceci dit, j’estime en toute humilité qu’il y a quelques ratés dans le casting du processus de suppression du Sénat. Si le Sénat cristallise l’opposition de l’écrasante majorité des citoyens, il n’en demeure pas moins que sa suppression ne doit pas être rattachée à une situation conjoncturelle. Des élections ont été reportées au nom des inondations. Une institution de la République va être supprimée au nom des inondations. Il y a lieu de craindre, dans ces conditions, la naissance d’une coutume conférant aux gouvernants des prérogatives d’écraser les principes et mécanismes de la démocratie toujours au nom des inondations. 

 

Propos recueillis par CHEIKH DIALLO

 

Commentaire de Républicain | 2012-08-30

 

Merci Pr d'avoir éclairé les lecteurs assidus de lesenegalais.net que nous sommes. Seulement, nous aurions aimé avoir votre contribution d'aujourd'hui, à temps, c'est-à-dire, lors des débats acharnés sur le maintien ou la suppression du Sénat. Cela nous aurait évité ce tatonnement du Président Macky Sall que vous déplorez aujourd'hui. Vous avez parfaitement raison de dire que la suppression du Sénat devrait plutôt obéir à d'autres logiques que les inondations. Car cela risque de produire, dans notre arsenal juridique, une jurisprudence des inondations. A l'avenir Pr, tâchez à intervenir dans le vif du sujet pour aider vos compatriotes à mieux circonscrire le sujet pour le trancher. Vous avez tout dit, sauf que c'est trop tard. Bon courage tout de même.

 

http://www.lesenegalais.net/actualites/items/pr-el-hadj-mbodj-la-suppression-du-senat-va-affecter-28-articles.html

 

A lire aussi

 

Suppression du Sénat : des juristes exposent les modalités, les contraintes et la procédure

http://www.seneweb.com/news/Justice/suppression-du-senat-des-juristes-exposent-les-modalites-les-contraintes-et-la-procedure_n_75914.html

 

Suppression du Sénat : Macky Sall a-t-il réellement les moyens de faire passer son projet de loi ? (Xamle.net) http://xamle.net/index.php?option=com_content&view=article&id=5016:suppression-du-senat-macky-sall-a-t-il-reellement-les-moyens-de-faire-passer-son-projet-de-loi-xamlenet&catid=49:une&Itemid=244

 

Pr El Hadj Mbodj : « La suppression du Sénat va affecter 28 articles de la Constitution » http://www.lesenegalais.net/actualites/items/pr-el-hadj-mbodj-la-suppression-du-senat-va-affecter-28-articles.html

 

Pr El Hadj Mbodj : « La suppression du Sénat va affecter 28 articles de la Constitution » http://xamle.net/index.php?option=com_content&view=article&id=5017:pr-el-hadj-mbodj-l-la-suppression-du-senat-va-affecter-28-articles-de-la-constitution-r-&catid=53:politique&Itemid=217

 

Pr El Hadj Mbodj : « 28 articles de la Constitution vont être supprimés suite à la suppression du Sénat » http://www.senenews.com/2012/08/30/pr-el-hadj-mbodj-28-articles-de-la-constitution-vont-etre-supprimes-suite-a-la-suppression-du-senat/