MAGAZINE “AFRICA” of the “AFRICA SOCIETY OF JAPAN

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Sénégal. L'élection présidentielle de 2012 : contexte et déroulement

 

’Dans une chronique publiée par la Revue « Africa » de l’association « The Africa Society of Japan », sur invitation de notre collègue et ami, l’éminent professeur africaniste, Dr Katsumata Makoto, Directeur de «International Peace Research Institute ( PRIME) of the Meiji Gakuin University of Tokyo », nous avons procédé, à l’intention des observateurs et amis nippons de l’Afrique, à une étude ramassée (3 pages correspondant environ à 2000 mots) d’une élection présidentielle assurément incertaine jusqu’à son dénouement. Aussi, seules les grandes étapes du processus électoral ont-elles été présentées en vue d’une analyse globale des péripéties de l’élection présidentielle de 2012.

 

Voir en pdf la version japonaise: Sénégal. L'élection présidentielle de 2012 : contexte et développement

 

Sénégal. L'élection présidentielle de 2012 : contexte et développement

 

NOTE INTRODUCTIVE

Professeur à la Faculté des hautes études internationales, Université Meiji Gakuin deTokyo (Japon)

 

Depuis l'an dernier, je n'avais jamais été si inquiet de l'avenir de la République du Sénégal, héritière d’une longue tradition de démocratie forgée par sa riche expérience. Heureusement, l’hypothèque de la présidentielle de 2012 a été levée. Les élections se sont déroulées dans la paix et ont conduit à une seconde alternance. Comment le Sénégal a-t-il pu éviter la dérive électorale que tant de pays du sud ont connue ces dernières années?

 

L'exemple du Sénégal nous donne trois leçons de la démocratie en Afrique, quoiqu'elles puissent paraitre banales.

1. On a constaté, ici et comme ailleurs en Afrique, que le pouvoir était par nature corruptible et que le peuple ne se reposera jamais pour le surveiller.

 

2. Ceci nous amène, une fois de plus, à reconnaitre que la Constitution moderne limite précisément l'excès du pouvoir, mais ne peut être instrumentalisée pour conserver ou renforcer le pouvoir.

 

3. La démocratie ne peut pas être appréciée par le nombre des partis d'opposition, mais avant tout par le degré de maturité de la société civile ou citoyenne tels que la presse libre,le développement des associations indépendantes de protection des droits de la personne, la séparation entre le politique et le confessionnel, l’éducation citoyenne à l'école et à la famille, etc. que j'appelle "infrastructure de la société civile". Le Sénégal nous a montré bien et bel cet exemple.

 

Le Professeur El Hadji Mbodj a bien voulu apporter à la Revue « Africa » éditée par « African Society of Japan » sa lecture de l’élection présidentielle de 2012 au Sénégal. Professeur agrégé de droit public et de science politique à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal), le professeur El Hadj Mbodj est connu aussi bien dans son pays qu’en dehors du Sénégal. Expert de l’Organisation des Nations Unies, il a coordonné le processus d’élaboration de la Constitution de la transition de la République démocratique du Congo. Il a participé à de nombreux colloques académiques au Japon organisés par « International Peace Research Institute » (PRIME) de l’Université Meiji Gakuin de Tokyo.

 

Ses contributions ont porté sur :

 

- « La troisième vague de démocratisation des régimes africains » ; Colloque sur « L'Afrique à l'ère de la mondialisation », PRIME, Numéro spécial n ° 19 , 1999.

 

- « La constitution de transition et la résolution des conflits en Afrique : l’exemple de la République démocratique du Congo ; communication présentée au symposium international “War and Peace in Africa”- Understanding Conflict in Light of the Constitution- University of Meiji-Gakuin, Tokyo (Japan), 2 mai 2008, avec les résumés des communications traduits par MP. Isao Yoshihara, et le commentaire du professeur Yoichi Higuchi, numéro spécial de la revue de International Peace Research Institute ( PRIME), Meiji Gakuin University, n° 29, 2009, pp. pp.17-53

 

- Le Professeur Mbodj a animé deux conférences à la Bibliothèque africaine de l’Université de Meiji sur « La cour africaine des droits de l’homme et des peuples » (1999) et « l’Union africaine et le panafricanisme d’aujourd’hui » (2008).

 

- Il a été invité au Symposium international “ Global Nine Conference to Abolish War”, Osaka (Japon), 6 mai 2008, pour une communication sur « World’s Poverty, Conflict and Environment and Article 9 ».

 

L’ELECTION PRESIDENTIELLE SENEGALAISE DE 2012 : CONTEXTE ET DEVELOPPEMENT

Professeur à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar

 

Le Sénégal est un pays de vieille tradition démocratique qui puise ses racines dans la période coloniale. La colonie française du Sénégal a participé, depuis 1848, à des élections organisées par la France. Elle a aussi envoyé des représentants métis d’abord et indigènes ensuite au Parlement métropolitain.

 

Le Sénégal a obtenu son indépendance le 26 Août 1960 dans le cadre de la Fédération du Mali que l’ancienne colonie du Sénégal constituait avec l’ancienne colonie du Soudant français. Le Sénégal post-colonial a conservé cette tradition libérale et démocratique. Il a connu entre 1966 et 1974 un monopartisme avant de renouer depuis lors avec le pluralisme politique. Actuellement ce pays compte près de 170 partis politiques.

 

Des élections se sont déroulées régulièrement pour élire le Président de la République et les députés. Trois grandes étapes marquent l’évolution du système politique sénégalais :

- Le 1 janvier 1981, après 20 années à la tête de l’Etat, le Président Léopold Sédar Senghor, démissionna volontairement et transmit le pouvoir au Premier ministre Abdou Diouf qu’il avait librement choisi comme son dauphin.

 

- Le 19 mars 2000, le Sénégal expérimenta sa première alternance démocratique avec l’élection de l’opposant historique Abdoulaye Wade qui s’était battu pendant 26 ans contre les régimes de Senghor et d’Abdou Diouf.

 

- Le 25 mars 2012, le Sénégal connut sa deuxième alternance avec l’élection de Macky Sall qui avait défait Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle.

 

Contrairement à la très grande majorité des Etats d’Afrique, il n’y a jamais eu de révolutions, de révoltes et de déchirements qui accompagnent généralement la succession des chefs d’Etats africains. Les présidents sénégalais ont accédé et ont quitté pacifiquement le pouvoir conformément aux règles légales de dévolution du pouvoir politique. Toutefois, des tensions ont toujours accompagné les changements de Présidents. Les processus électoraux sont souvent émaillés d’incidents qui n’ont cependant pas altéré les résultats des élections.

 

1. Le contexte

 

L’élection présidentielle de 2012 fut particulièrement mouvementée. Jamais dans l’histoire politique du Sénégal une élection n’a été si âprement contestée.

 

La cause de toutes les violences résidait dans la détermination du Président Abdoulaye Wade d’exercer un troisième mandat de 7 ans. Avec ses 86 ans, Abdoulaye Wade était le président le plus âgé d’d’Afrique, après Mugabe du Zimbabwe. Pourtant, après sa réélection en 2007, il avait déclaré publiquement qu’il ne pouvait plus se présenter pour la présidentielle de 2012 parce qu’il avait verrouillé à deux le nombre de mandats du Président de la République. Deux ans plus tard, depuis New-York, il annonça sa candidature pour la même élection présidentielle. Ce revirement avait dérouté tous les acteurs politiques, les citoyens et les observateurs de la vie politique sénégalaise. Cette candidature était contestée par la plupart des constitutionnalistes sénégalais qui estimaient qu’il ne pouvait plus se représenter pour un troisième mandat, comme il l’avait déclaré lui-même. Pour légitimer son revirement, il organisa un séminaire international sur la recevabilité de sa candidature animé par des juristes américains, français et africains dont les billets d’avion en première classe, les perdiems et autres avantages étaient couverts par des fonds publics.

 

Durant les 12 ans qu’il a passés au pouvoir, Abdoulaye Wade s’était singularisé par une mauvaise gouvernance démocratique. La Constitution était sans cesse instrumentalisée grâce à sa majorité parlementaire qui approuvait sans état d’âme ses initiatives. Il avait, par exemple, restauré un Sénat dont il nommait les 2/3 de ses membres et un Conseil économique et social dont la totalité de ses membres étaient discrétionnairement nommés par lui. Or, ces deux institutions avaient été supprimées par la Constitution du 22 janvier 2001.

 

Au delà de ses dérives autoritaires, Abdoulaye Wade était essentiellement préoccupé par sa succession. Il avait fortement impliqué sa famille dans la gestion des affaires de l’Etat. Son fils, M. Karim Wade, avait été nommé président du Conseil de surveillance de l’Organisation de la Conférence Islamique dont la mauvaise gestion a été déplorée par tous les sénégalais. Il avait cherché à le porter à la tête du Sénat lors des élections locales de 2009, afin de le positionner comme son suppléant en cas de vacance. Mais Karim, son père et toute la famille Wade furent battus aux dites élections, même dans leur propre bureau de vote. Pour narguer ses opposants, il fit entrer Karim dans le gouvernement en le nommant ministre d’Etat ayant sous sa coupole des secteurs aussi stratégiques que les infrastructures, l’énergie, la coopération internationale (notamment avec les pays arabes et la Chine qui sont peu regardants sur l’usage fait de leurs contributions financières) ou le transport aérien. Sa fille, Sindjely Wade, qu’il avait positionnée au comité d’organisation du FESMAN (Festival mondial des arts nègres), fut, par la suite, accusée de malversations financières sur la gestion des 14 milliards de francs alloués à l’organisation de ces festivités.

 

Toutes ces dérives expliquaient l’entêtement du Président Wade à s’accrocher au pouvoir et à organiser une succession dynastique au pouvoir. Tous ceux qui pouvaient contrarier ce plan étaient écartés. Il en fut ainsi des anciens premiers ministres Idrissa Seck et Macky Sall.

 

" La jonction de la société civile et des forces politiques de l'opposition devait amorcer le processus devant déboucher sur la défaite de Wade."

 

Déroulant sa stratégie successorale, il demanda à sa majorité de voter son projet de ticket présidentiel composé des candidats à la présidence et à la vice-présidence. Ce ticket pouvait être élu à l’élection présidentielle par 25% seulement des électeurs. Le Vice-président devenait automatiquement président en cas de vacance du Président de la République qui pouvait renoncer à son élection avant même d’être investi. Le peuple s’opposa vigoureusement à ce projet et la date du 23 juin 2011 restera à jamais gravée dans la mémoire des sénégalais. Les mouvements sociaux « Y’en a marre », « du 23 juin », « Wade dégage » traduisaient l’exaspération des sénégalais à l’encontre d’un système prédateur et arrogant. La jonction de la société civile et des forces politiques de l’opposition devait amorcer le processus devant déboucher sur la défaite de Wade.

 

Les tensions sont montées d’un cran avec la décision du Conseil constitutionnel qui valida, le 29 janvier 2012, la candidature de Wade, en même temps qu’il écartait trois candidatures indépendantes dont celle du musicien Youssou Ndour. 14 candidats furent autorisés à participer à l’élection présidentielle dont le premier tour est fixé au 26 février 2012.

 

2. La campagne électorale

 

La campagne électorale fut ouverte dans un climat de défiance à la candidature de Wade. L’annonce de la décision de validation de cette candidature, fut émaillée de manifestations ayant entrainé beaucoup de victimes. Dakar et les grandes villes du Sénégal (Thiès, Kaolack) s’embrasèrent à l’annonce du verdict et les manifestations furent sévèrement réprimées avec un cortège de morts et de blessés.

 

Durant toute la campagne, les mouvements sociaux « 23 juin » et « Y’en a marre » et des candidats (Idrissa Seck, Ibrahima Fall, Cheikh Bamba Dièye) choisissent la rue pour obliger Abdoulaye Wade à se retirer de l’élection. Voulant rallier la Place de l’Indépendance, leurs manifestations furent brutalement réprimées par les forces de sécurité sous les ordres du régime de Abdoulaye Wade. Les affrontements auraient fait une dizaine de morts et près de 150 blessés en 24 jours. Au meme moment, les autres candidats (Moustapha Niasse, Ousmane Tanor Dieng, Cheikh Tidiane Gadio, Djibril Gom, Mor Dieng, Amsatou Sow Sidibé, Oumar Khassimou Dia, Doudou Ndoye, Djouma Dieng Diakhaté) parcourent le pays pour convaincre les électeurs.

 

3. Les résultats du premier tour

 

Malgré les craintes exprimées, le scrutin du premier tour fut paisible. Il n’y pas eu de heurts et les élections ont été régulières et transparentes. Abdoulaye Wade a été hué à sa sortie de son bureau de vote par des citoyens scandant « Na Dem ! » signifiant « Qu’il parte ! ». Le déroulement pacifique du scrutin est, dans une certaine mesure, la conséquence des milliers d’observateurs déployés par des institutions et organisations européennes, américaines ou africaines d’observation des élections.

 

Sur 5.302.349 électeurs inscrits, 2.735.136 ont pris part au vote. Abdoulaye Wade est arrivé en tête du premier tour du scrutin avec 942.327 voix, soit 34,81%. Il est suivi de son ancien Premier ministre Macky Sall qui a recueilli 719.367 suffrages soit 26,58% et, dans l’ordre, Moustapha Niasse avec 357.330 soit 13,20%, Ousmane Tanor Dieng avec 305.924 soit 11,30% et Idrissa Seck avec 212.853 soit 7,86%. Les suffrages obtenus par les autres candidats furent insignifiants. Contrairement à ses déclarations d’avant élection, Abdoulaye Wade ne fut pas élu dès le premier tour. Il fut mis en ballottage par son ancien Premier ministre et ancien Président de l’Assemblée nationale, Macky Sall, qu’il avait chassé du pouvoir et de son parti pour avoir « osé » réclamé l’audition parlementaire de Karim Wade pour sa gestion de l’ANOCI. Sa prestation électorale fut même moins brillante que celle de Abdou Diouf qui avait obtenu 41,5% lors de l’élection présidentielle de 2000.

 

« L'acceptation rapide par Wade de sa défaite a été saluée (avec le déroulement pacifique du scrutin) un peu partout comme l'expression de la stabilité démocratique du peuple sénégalais."

 

4. L’entre-deux tours

 

Pour la deuxième fois dans l'histoire politique sénégalaise, un deuxième tour est organisé le 25 mars 2012. Ce tour de scrutin fut plein de dangers pour la survie politique d’Abdoulaye Wade. Si Macky Sall avait mené sa campagne du premier tour en solitaire en dehors des mouvements du « 23 Juin » et « Y'en a marre », il était cependant solidaire durant la campagne du second tour du front de l'opposition unie autour du slogan « tout sauf Wade ». Tous les candidats défaits au premier tour se sont alignés derrière Macky Sall dans une vaste coalition « Benno Bokk Yakkar », (Unis dans l’espoir) qui enregistra le soutien stratégique du chanteur Youssou Ndour.

 

Pour Abdoulaye Wade, les réserves de voix étaient presque inexistantes. Il comptait sur le vote des nombreux abstentionnistes (près de 46%) et les consignes éventuelles de vote (Ndiguel) des chefs des confréries religieuses. Pour l’élection présidentielle de 2012, les chefs religieux ont fait montre d’une extrême prudence en se gardant de chercher à influencer le vote de leurs fidèles. Il n’a bénéficié que du soutien de Cheikh Béthio Thioune, guide d’un mouvement (Thiantacounes : ceux qui rendent grâce) qui se réclame des mourides, sans être dans les grâces de Touba. Les fidèles du Cheikh, qualifié par une partie de l’opinion de gourou, armés de gourdins avaient semé un vent de panique tout au long de la campagne électorale pour le second tour, en complicité avec Wade et son ministre de l’Intérieur, M. Ousmane Ngom. En outre, Wade déployait une ruse consistant à déclarer partout qu’il ne souhaite que passer trois ans au pouvoir pour achever ses chantiers. Pourquoi alors solliciter un mandat de 7 ans si on ne veut rester que trois ans ? N’est pas là un aveu de sa stratégie de dévolution dynastique du pouvoir ?

 

5. Le second tour

 

Malgré les craintes de tensions, le scrutin s’est déroulé dans un climat serein, même si des incidents isolés avaient été notés dans le centre de vote où le guide des « Thiantacounes » avait déployé une armada de fidèles armés de gourdins pour soutenir le président Wade. Sortant de son bureau de vote, Wade continua à afficher son optimisme en déclarant bénéficier des ralliements en sa faveur des grands électeurs des principaux candidats et du vote des abstentionnistes.

 

Ayant capté tous les soutiens des forces et associations et d’un bon report des voix de tous les candidats éliminés au premier tour, Macky Sall remporta l’élection présidentielle avec 1.909244 soit 65,80% correspondant à plus des 2/3 des suffrages exprimés, contre 992 556 34,20% pour Abdoulaye Wade. Le score obtenu par Wade fut même légèrement inférieur à celui du premier tour alors que la participation électorale était supérieure de 3,42 points (55%) à celle du premier tour. Il n'est majoritaire que dans deux régions (Kédougou et Sédhiou) sur les 14 régions du Sénégal.

 

Ayant déclaré à plusieurs reprises qu’il ne ferait pas moins qu’Abdou Diouf en 2000, Abdoulaye Wade reconnut sa défaite rapidement, en téléphonant à son adversaire dès 21h30 pour le féliciter. Il invita ensuite ses militants à se mobiliser pour les élections législatives prévues en juin 2012, tandis que la coalition « Benno Bokk Yakkar », ayant réuni l'opposition autour du président nouvellement élu, décide d'y présenter une liste commune.

 

Conclusion

 

L’élection présidentielle du 26 février 2012 a mis en relief, une fois de plus, la maturité et le sens des responsabilités des acteurs politiques sénégalais qui ont épargné le Sénégal du déluge auquel le prédestinaient nombre d’observateurs nationaux et internationaux. La mobilisation des Sénégalais, le déroulement pacifique du scrutin et l'acceptation rapide par Wade de sa défaite ont été salués un peu partout comme l’expression de la stabilité démocratique du peuple sénégalais.